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23h32.
Cela fait une heure que j’y réfléchis mais je n’y comprends toujours rien. J’ai pourtant fait tout ce qu’il fallait pour ne pas laisser de trace.
Je balaie du pied les feuilles au sol.
L’heure est calme.
J’hésite à parler aux voisins. La méfiance que j’ai montrée jusqu’à présent à leur égard ne les aidera certainement pas à me faire de confidences.
Je renonce à cette idée et arrête de tourner en rond pour m’asseoir.
00h17.
Il est hors de question que je reste ici.
A nouveau debout, je cherche de quoi écrire.
« Je veux seulement comprendre ! » sont les mots que je laisse sur une des feuilles.
Quarante-quatre nuits depuis mon arrivée. Pas une de plus ne sera passée dans cet immeuble.
Je rassemble mes affaires dans un seul sac.
00h51.
J’éteins la lampe à huile et la dépose à un mètre du conteneur à ordure que j’abandonne comme trouvée plus tôt.
Il fait totalement noir.
Je longe les murs du couloir dans le silence.
01h15.
Dans la rue, un tonneau sur trois est allumé. Je me retourne tous les dix pas et vérifie que personne ne m’observe.
Pourvu que Bougie ait réponse à mes questions.
01h23.
Alors que je le pensais endormi, Bougie, paisiblement assis devant sa cabane, me regarde arriver.
« Bougie…»
J’inspire profondément
« …tout se passe comme tu veux ? »
Bougie me fait un grand sourire
« oui, tout se passe comme prévu. »
Je regarde le perchoir vide de ses hiboux.
Bougie suit mon regard et se lève.
Je le fixe droit dans les yeux
« Qu’est-ce qui s’est passé durant mon absence ? »
Bougie lève les yeux vers le ciel noir comme pour y trouver une réponse
« Des gens vont et viennent le long de ce chemin… »
il observe la rue faiblement éclairé
« j’en reconnais quelques un…ceux que je découvre pour la première fois ne sont pas si différent de toi… »
Bougie me fixe à son tour et sourit
« …tous sont habités par la même obsession : l’inconnu. »
Bougie se dirige un instant vers le perchoir, ensuite se retourne
«…non, mon garçon, je ne peux t’apprendre ce que tu ne sais pas. »
Il se rassit devant sa cabane.
Je me décide à lui faire confiance. De toutes façons, je n’ai rien à perdre.
« Bougie, je dois chercher refuge ailleurs… je ne suis plus en sécurité ici. »
Il sourit comme si il le savait déjà.
Je poursuis
« As-tu remarqué quelque chose d’étrange ? »
« D’étrange…» dit-t-il, songeur.
« Oui, Bougie, étrange… s’il te plait…je n’ai pas beaucoup de temps…je veux juste savoir ce que tu as vu. »
Désespérément agacé, j’ajoute
« Qui est entré chez moi ? »
« Je n’ai pas la réponse à cette question. »
« Qu’est-ce que ça veut dire “je n’ai pas la réponse à CETTE question” ? »
Bougie me regarde sans mot dire.
J’essaie de retrouver mon calme
« Bougie… tu veux bien m’aider ? »
Un hiboux vient se poser sur le perchoir sous le regard amusé de Bougie qui prononce sourire aux lèvres
« Aider un chasseur de lumière… »
Je ne comprends pas
« Chasseur de lumière ? »
Toujours amusé, il ajoute
« Regarde le ciel…»
Contenant ma colère montante
« Tu te moques de moi Bougie ? »
Faisant semblant de ne plus sourire
« Non.»
Après mon long soupir
« Tu me fatigues… »
Je fixe le visage à nouveau souriant de Bougie et regrette de lui avoir fait confiance.
Après une hésitation, je décide de m’en aller pour éviter de laisser ma colère éclater.
Dans mon dos, j’entends Bougie
« Tu baisses trop vite les bras, mon garçon.»
Je me retiens de me retourner et de lui crier « Je ne suis pas TON garçon ! ».
Je suis résolu à être plus discret et à ne compter que sur moi-même.
02h32.
L’obscurité dans laquelle je m’enfonce est presque totale. J’effectue un détour inhabituel en suivant cette route au bord de la rivière.
Malgré l’inquiétude, je laisse le bruit de l’eau me rappeler mon enfance ; l’époque des balades dans les parcs, quand il y avait davantage d’espace vert, quand le jour était jour et que la nuit était nuit.
02h56.
Cela fait quelques minutes que je longe le canal de la rivière dans le noir le plus complet.
J’entends aboyer au loin.
Des chiens ?
Continuer à marcher vers les aboiements ne me rassure pas.
Quitter le parcours emprunté jusqu’à maintenant est une mauvaise idée.
Ma vue ne m’aide en rien alors que je tourne nerveusement sur moi-même.
Rien.
Le cri animal se fait entendre par intermittence.
Rien d’autre ne m’inspire à changer de direction.
Je m’accroupis en face de l’eau.
La mélodie minérale contraste vivement avec ce que j’entends approcher.
Un frisson de frayeur parcourt mon dos.
Je me couche à plat ventre sur le sol un peu rocailleux.
De la main droite, je touche l’eau avant de tâter la paroi contre laquelle elle coule.
Aucun point d’accroche.
Je me relève et avance de quelques mètres en cherchant du pied n’importe quoi.
N’importe quoi qui me serait utile.
Rien.
Je m’accroupis à nouveau.
Je me relève et essaie de respirer calmement.
Ma vue est toujours inutile alors que j’essaie de vérifier ce qui s’annonce autour de moi.
Face au cours d’eau, une idée s’impose.
Je dois me cacher sur place.
Si ce sont des chiens, ils flaireront ma présence… à moins que… je ne sois presqu’entièrement immergé.
Ils me semblent être maintenant à une centaine de mètres.
J’espère avoir pied dans la profondeur devant moi.
Tant pis pour le contenu de mon sac.
Je bascule lentement tout mon corps dans l’eau en gardant mes mains sur le rebord.
03h07.
L’eau sale est presque glaciale, son courant, léger.
Je n’arrive pas à vérifier la profondeur, je n’arrive pas à vérifier si j’ai pied. Pour le faire, je dois lâcher prise.
Mon pouls s’accélère pendant que le froid pénètre mes os.
J’essaie de respirer profondément avant de me laisser aller.
Ma peur ne fait pas le poids face au danger qui me presse à agir.
J’inspire un grand coup.
Je lâche prise.
En apnée, je me laisse entièrement couler pour vérifier la profondeur de ce cour d’eau.
Je n’y arrive pas.
Mes pieds ne touchent pas le fond.
En panique, je remonte à la surface de cette eau qui me semble encore plus polluée que je le pensais.
Je nage sur place et sens la température de mon corps baisser.
Les chiens ou ce qui y ressemble doivent être à moins de cinquante mètres maintenant.
Je tâte encore la paroi du canal, de mes deux mains cette fois.
Toujours aucun point d’accroche.
Je ne veux pas, en nageant sur place, produire un autre son que celui du courant d’eau.
Je m’efforce à garder la tête en surface et me laisse aller à la dérive.
Les aboiements continuent.
Le courant me porte vers eux.
03h11
A la dérive au bord du canal, je crains le pire.
Le croisement se fera plus vite que prévu.
Mon corps s’engourdit.
Les aboiements s’amplifient.
Ma nuit n’a jamais été aussi noire.