Vous lisez
Et le gardien du mal étrange
du mal orange de veiller
passe la main où ça démange
et la tête sous l'oreiller
On cherche l'odeur de cette eau
malgré deux ou trois somnifères
pour se lever c'est bien trop tôt
avec ça qu'on n'a rien à faire
Il n'est pas d'aube plus muette
que ce qui suit la bouche close
du lit défait à lèvres inquiètes
tremblant pour rien de quelque chose
JE SUIS TRÈS FATIGUÉ
dit-il
le voici qui parle seul en rue
c'est l'heure où les gens accablés de sommeil
ne se retournent pas c'est l'heure où la lumière rend à ses
bras leur condition leur utilité
je suis très fatigué dit-il et la fatigue
c'est une heure où la fatigue reprend des couleurs
il y a des vêtements à mettre des amis qu'il faut voir
des raisons d'être fatigué
c'est l'heure où l'oublie la nuit où l'on ressemble
à quelqu'un qui dort assez souvent
c'est l'heure d'
ÊTRE DISTRAIT
C'EST ENCORE L'AUBE QUI REPOSE LE MIEUX
on remarquera la nuance claire
du bleu de ses yeux qui changent comme lui de chemise
Te souviens-tu des embrassades
du vent des nuages et des nôtres
je nous revois l'amour maussade
fatigués d'être l'un à l'autre
c'est ce marcher de l'habitude
JE SORS D'EN PRENDRE
mais il y a ce matin dans l'air de Bruxelles un élément
nouveau qui ressemble à du caramel le quartier de la
place Sainte-Catherine est le plus bel endroit de la ville et c'est là
que j'irai
quand je déménagerai
OH JE VEUX BIEN ESSAYER DE ME PLAINDRE
Et j'en viens à me dire vivant d'avant l'aurore
la bouche amère les yeux nourris d'or et de speed
qu'il y a loin des corps aux corps
ô mes néons argyraspides
Il y a loin des rêves aux rêves
loin du doux plaisir et cruel
des rêves tremblants sur ses lèvres
il y a loin de lui à elle
D'elle à la lisière du lit
de l'autre côté de la nuit
aux lèvres que les rêves lient
il y a loin de elle à lui
Il faut pleurer beaucoup comme les autres font
s'emmerder à l'école et prendre de la drogue
certains sont désolés de n'être pas le bon
d'autres n'ont entendu qu'un passant équivoque
a-t-il demandé l'heure le chemin d'une gare
je n'ai pas pu l'aider et je crains qu'il s'égare
on s'égare toujours à donner l'heure aux gens
si leurs yeux sont ailleurs qui veulent du malheur
vous demander le nom et l'âge et la couleur
ils ont beau ressembler à moi-même les gens
ce ne sont que les gens qui passent et qui ont l'heure
Nous étions des passants d'argile
nos mains dessinées au crayon
destins de fatigue immobile
que traquaient les premiers rayons
Foudres de guerre dans des verres d'eau
ô saisons d'oiseaux voyageurs
tout est passé dont c'est le dos
qui s'offre aux blasphèmes vengeurs
Alors les voilà qui s'effondrent
avant que de s'être levés
ces enfants-là sont d'un vieux monde
il faut leur mâcher les pavés
le héros s'arrête un instant sur la place
des Martyrs dont il chante l'imaginaire légende non sans avoir
remarqué que Bruxelles ce matin ressemble à une cité
balnéaire et qu'elle est vraiment
très belle
Sous ce pont-là sont passés les cent parricides
le corps qu'encore avaient vomi les eaux profondes
des cent garçons assassinés
des fois le soir trop fatigué rempli d'acide
je les revois les cent cadavres affreux que fonde
l'azur et vous neiges sanglantes de Noël
je n'ai pas oublié les yeux couleur de soir
des cent garçons assassinés
pour les cent queues qui s'en allaient se sont jetées à l'eau cent belles
et furent mortes à leur tour emportées comme des mouchoirs
azur et vous neiges sanglantes de Noël
sous ce pont-là sont passés les cent parricides
les cent garçons assassinés
IL ACHÈTE AU KIOSQUE UN JOURNAL
qu'il déploie
et qu'il lit
BRUXELLES CE MATIN
ressemble à un port de pêche
et cela sent si bon qu'on ouvre les narines
MAIS VOICI DONC CE QU'IL
nous dit ce qu'il chante ce qu'il bredouille surpris par
une fenêtre ouverte un couple qui descend d'une voiture
une fenêtre une fenêtre ouverte voici ce qu'il murmure
le regard jeté sur le trottoir il faut le ramasser je le
ramasse qu'on l'écoute avec ses accents de petit con sans
passé avec son présent de passé simple
de simplement passé
Les pieds nus passe bois ardents
tu vas de ce demi-sommeil
du mal d'amour au mal de dent
mais le plus fréquemment tu veilles
Théâtre de soleil noirci
geste violé du visage
tes yeux de vivant sont ici
mais tu fais bien plus que ton âge
Et le sang blême du désir
l'ennui même le soir léger
le temps qu'après l'effort respire
sans qu'il le voie tout a changé
Je cherche en vain la fin septembre
les arbres ont perdu l'émeraude
voici l'opale le rubis tendre
le froid déjà me tue qui rôde
Pleurez saisons le ciel descend
l'air comme un pleur blesse les yeux
le soleil tombe et perd du sang
on a perdu le bleu des cieux
Petits enfants gardez la pose
buvez beaucoup fumez des joints
comme l'amour qui se repose
en attendant le mois de juin
MAIS IL EST FATIGUÉ
mais il s'assoit les mains en sang la tête broyée
le dos couvert
de sueur le nez plein
d'encombrement respiratoire
vous
ENTENDREZ PARLER DE LA
matinée avant ce soir on vous dit
DORS BIENS
à titre provisionnel
SUR UN BANC DU
jardin du Mont des Arts et là il tente de se reposer
un peu
le violon vient d'une fenêtre et c'est le visage le vent
l'arbre qui changent de contenance rien d'autre n'a changé
ni le temps ni le chant ni la voix ni le manque de sommeil
rien ni l'amour
rien d'autre que l'arbre le vent
et son visage
là
je ne plaisante plus
*
je ne peux rien contre le ventre du violon
je ne peux rien contre son dos de femme assise
rien contre sa paupière de tremblement d'insecte
rien contre le nerf du ciel de gémissement d'éclair
contre ce fouiller la douleur le vertige
le sang contre ses dents d'eau noire
rien contre sa respiration contre ce
ventre au mien collé qui se fend qui se fend
d'une blessure de vieillard
rien
je ne peux rien contre ses lèvres
dures et douces noires et bleues
blanches et brûlantes
ses lèvres de fièvre ouverte
de regard lisse de pierre aigüe
je ne peux rien contre sa main de sel
son cul de femme assise et qui pisse
ses yeux de marée basse à l'aine du volcan
contre le four actif caché de ma douleur
contre ses joues de retrouvailles de fête
de peupliers broyés par la joie des tempêtes
ses cheveux de sanglots ses épaules de sueur comme des gazelles traquées
je peux l'aimer
enterré vif dans la matière calme des mots
je peux fonder ma destinée sur le satin bleu de son sperme
et mon étoile est une oreille
ma langue un éteignoir
et mon sexe une chaise
et ma douleur
ma douleur le rideau du mystère sur le temps qu'il fait de matin
ne me laissez pas seul avec le violon
Ce coeur de bois qui me retient
cette fenêtre aux jambes ouvertes
ce grand gémir de la nuit verte
te tient d'aube et la mienne au tien
Qui ne connaît pas ce silence
peuplé de clameurs passagères
la paume atroce des fougères
ce cacher des draps la souffrance
Qui n'a pas entendu sa voix
qui s'est tendue sur l'ombre vide
sur l'immobile nuit humide
ne peut savoir ce que je vois
L'ombre a banni cette aube folle
celle où d'avoir jeté sa vie
comme un vêtement sur le sol
le veilleur las s'est endormi
Il a dormi étrangement
d'une rive à l'autre porté
ce bateau de réalité
vers la mer d'un rêve dément
Vermine aveugle à la peau noire
tu prends comme il faut ton plaisir
d'eau fatiguée mais vient le soir
qu'un violon te fait mourir
Coeur chiffonné pauvre imbécile
se dit la nuit qui s'était tue
et qui se repeint les faux-cils
pauvre con qu'un violon tue
Un violon dit-il c'est l'eau
irréparable du mensonge
les mots de veille ni de songe
se confondant le vrai le faux
Un violon c'est l'incendie
tout y redevient branche morte
c'est le visiteur à la porte
et nul n'écoute ce qu'il dit
Un violon un violon
c'est l'aube dit-il à la fin
sur la table des bas nylon
le pain quotidien le vin
sa voix de ciseau de ciel peint
peut bien avoir la pâleur des beaux jours
je peux passer avec mes mains immenses
je peux couver un feu de fourmi bleue
je peux attendre comme est pendue la lune
dans un lait de départ
pour ce couloir d'émotion et de tapis de France
j'ai mis mes plus belles lèvres
j'ai revêtu de ma souffrance
l'habit de collège et les gants d'argent noir
voyez-le s'en aller
comme lui s'en vont les oiseaux sous l'automne
il n'y a rien qui puisse les retenir ici
nous aurons froid ce violon le sait
dans l'oreille de ma vie solitaire
j'ai soufflé quelques mots à mon sujet
je me suis posé la question de l'amour
intensément trahi par le volume de l'air
je refermais mes bras comme un coffre à bijoux
glissant du jeu des braises aux lentes randonnées du feu vrai
j'ai donné à mon sang le sang chaud du violon
je donne au violon ce furieux goût de naître
le moyen de souffrir à l'exemple de tous
la brebis du bonheur égorgée sur mon ventre
voilà l'oeil léger de ma douleur
la fumée sans le feu la voix sans la parole
voilà tout le partir la honte le regret
sur le plancher de la tristesse
où rien ne tombe plus
j'ai consommé trois fois quatre fois le vin mauve
de ce partir d'aimer mais je reste
la lèvre tenue close n'a retenu personne
elle a cousu le peintre à sa toile divine
le poète à ses mots
la poitrine
elle l'a poussée vers les arcanes aiguisées d'un douloir définitif
j'efface de mes yeux la fronde immaculée
de celle qui s'en va de celui qui me hait
je danse maintenant comme une libellule
je sais à qui parler j'ai trouvé dans ma bouche
la langue des chansons
du sang fait violon
au violon je donne le flanc pâle du matin
au violon j'ai fait le serment de vieillir
au violon je donne la finesse de mes traits
l'oiseau écarquillé dans l'ombre qui se blesse
les miroirs de ma laideur changeants
je dois au violon la raison du matin
je lui dois la fenêtre ouverte
Un violon un violon
à la fin dit-il c'est du vent
c'est un aveu qui en dit long
qu'il montre enfon ce qu'il nous vend
Un violon mais il s'endort
je crois bien que c'est pour de bon
on dirait qu'il en rêve encore
du violon
*
oublier le front lent du sommeil finissant
M'ARRACHER LES PAUPIÈRES JE VEUX DIRE ME LEVER
JE M'ÉTAIS FAIT À CETTE IDÉE D'OUVRIR LES YEUX
JE ME SUIS FAIT À PAS MAL D'AUTRES CHOSES
JE SUIS DE CE COTÉ DU CARREAU
PAR LA PLUIE QUI VOIS LE MONDE SE LEVER
DANS LE SECRET DE L'APPARENCE
SANS PENSER À RIEN DE SPÉCIAL
MAIS JE VEILLE
DANS LA CHAMBRE MATE DE MES GESTES
SOUFFLANT D'UNE BROUSSAILLE
AUX FEUILLAGES DÉFAITS DE PROBLÈMES QUOTIDIENS
ET D'INQUIÉTUDE À LA LONGUEUR D'UNE VIE D'HOMME
MAIS DE QUOI PARLE CE SILENCE
LA VOIX BRISÉE AU LOIN D'UN VIOLON QUI MEURT
LES JAPPEMENTS DES CHIENS À QUOI LE CIEL RÉPOND
LES COUTEAUX FLOUS DU VENT QUI OUVRENT LA BRUYÈRE
C'EST LE TRAIN DE L'ÉTÉ QUI PASSE À LA MEME HEURE
OU LES AUTOS SANS FIN QUI DÉSOSSENT LE PONT
LA PORTE QUI SE FERME ET QUI BAILLE DERRIÈRE
LA MAISON
le soir assoit son cul
les chemises s'en vont
je n'en ai pas fini avec mes doigts
mes narines et mes crottes de nez
-
Ostende, avril 78 / septembre 80