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je bâille et j'avale tous les sommeils et tous les rêves du monde
je ne suis pas un homme en colère
pas l'homme d'une colère précise
je suis un homme d'amour
pas d'un amour précis
j'arrive à dire je suis un homme par un temps où l'humanité s'allonge sur le sol
pour pleurer
je ne suis pas de l'époque où les jeunes officiers de la SS prenaient la fuite déguisés en civils
je ne suis pas le petit fils d'un industriel allemand ayant soutenu l'effort de guerre
et qui offrait ses services aux alliés enchantés
le nazisme ça regarde l'intimité sauvage de chacun
ma colère générale tente de me guérir de la souffrance
ma souffrance tend à me rendre fou
sauvage et dangereux
je ne fais pas de ma souffrance un dieu
ni une patrie
j'en fais l'humanité allongée sur le sol et qui pleure
faites d'une colère particulière votre guide
d'une souffrance précise faites votre horizon
et vous deviendrez une sorte de nazi en attente
vous deviendrez un terrain de jeu pour la haine
villes rasées rues sans ombre
fenêtres fantômes de femmes qui chantaient
marelles défaites pour les pas des enfants
quand viendra le jour de fermer boutique
de mettre les clameurs en berne
d'abolir les guinguettes et les bals masqués
de jeter aux ordures les murmures des vieillards
de couvrir de fleurs blanches les muscles luisants des assassins
qui sont-ils
les assassins
obscurs nourrissons de la souffrance et de la haine
quand viendra le jour de confondre la souffrance et la haine
alors je m'en irai dans des déserts glacés
je prendrai les bateaux désormais inondés
je me noierai de jeux ivres et maladroits
je rangerai mon c½ur au milieu des mensonges
je renoncerai aux braises qui rongent ma nuit
je dormirai
comme dorment tant de gens accablés
lassés par le travail ou par la maladie
le jour où la souffrance redeviendra parole de chair
le jour où les malheureux se mueront en assassins
il faudra s'en aller
prendre des bateaux improbables
des trains de marchandise
des routes à peu près effacées
il faudra oublier l'ivresse aigre des conforts et des trouilles
et partir
si l'on ne veut pas appartenir à la haine et lui offrir son foie
il faudra prendre par la main tous les Gitans du monde
tromper la vigilance dure des douaniers du crime
qui passent de l'âcre amour du petit peuple qui survit en pourrissant
à la haine des Juifs
des Juifs de tous les temps de toutes les contrées
qui sont des youpins des tapioles des malformés des nègres des sales vieux des bougnoules des enfants ordinaires transformés en sorciers
qui sont un petit peuple au goût d'éternité
le petit peuple d'ailleurs a bon dos
dont la souffrance infuse tous les délires des assassins
ce jour-là il faudra se souvenir que libre
on ne devient jamais l'esclave d'une colère
l'homme à tout faire d'une souffrance
je bâille et j'avale toutes les faims du monde
une faim de chien vers 6 heures du matin
au débouché d'une nuit sans sommeil
une nuit perle d'un collier d'insomnie
une nuit perle du fond d'un océan de meurtre
une nuit perle d'un ventre ouvert en rue
une nuit perle noire d'un regard à jamais immobile
que faut-il faire de tout ce sang que bave le monde
que faut-il faire de ce monde carnage
à la surface de quoi
tourmentée par les vents et les cris
je vogue tant bien que mal
comme je peux
avec mon job car j'en ai un
ma peau qui par parenthèse est blanche
mon ventre qui contient des billes de fer rouge
mes nuits qui jouent à saute mouton d'un mauvais moment à passer à un autre
je vogue
je ne suis pas pourchassé
je ne suis pas affamé
je ne suis pas en prison
je ne suis pas tué
je ne connais de murs que l'ennui
je ne connais de peur que les jeux de miroir
je ne connais de faim que l'aube maigre
je ne connais de mort que l'indifférence
juin 1976
la police new-yorkaise persécute les clients des bars gays
le soulèvement se met en marche
ne t'endors pas surtout
ne laisse pas le mufle de la bête te souffler dans le cou
vers 8 heures tu iras acheter du pain et du lait
tu déjeuneras la gueule enfarinée par la fatigue
tu dévoreras le journal du jour
qui parlera de ce monde sur lequel tu navigues
fétu incroyablement léger
tu iras d'heure en heure jusqu'au moment de travailler
dans un vertige de poussière
dans un ouragan d'ouate
dans quelle mer se jette cette rivière
dans quel désert se perd cette buée
les explorateurs rapportent ce qu'ils ont vu
ils n'ont pas été engloutis par les flots
ne sont pas tombés dans le vide au bout des océans
peu à peu se forme une image de la terre
présumant qu'elle est ronde
et qu'elle tourne
qu'elle est infiniment perdue dans un grand marasme d'étoiles
il faut le reconnaître c'est une bonne chose de faite
même si l'église continue de voir les choses tout autrement
Galilée partisan du système héliocentrique
ne sera réhabilité qu'en 1982
méfie-toi de ces meutes qui te parlent de dieu
de patrie et de peuple
il arrive toujours un moment où elles se tournent vers les Gitans
et peut-être seras-tu surpris de constater qu'elles te considèrent
toi aussi
comme un individu suspect
toi qui vogues sur les mers déchaînées
incroyablement fétu incroyablement têtu
je suis né en 1956
année du Bois du Casier du vingtième Congrès de Moscou
et du débarquement du Granma à Cuba
82 guérilleros pour 16 millions de Cubains
contre une armée de 46.000 soldats professionnels
avec le soutien des paysans
qui découvrent le programme politique de Castro
et notamment la réforme agraire
les combattants trouvent des armes recrutent au fur et à mesure qu'ils peuvent armer
et libèrent La Havane en 1958
la réforme agraire camarades
et l'abolition du grand bordel américain
protégé par une dictature corrompue brutale et incapable
voilà ce qui a fait se précipiter les foules à l'entrée en ville des combattants
ce n'est pas maintenant que la révolution a besoin de crèmes antirides
qu'il faut s'endormir camarades
maudit piège
qui ne capture que le rêveur
en même temps que nous reste-t-il que le rêve
surtout ne vous endormez pas
ne vous laissez pas engluer par la douceur perverse des rêves
je suis de la génération de ceux qui furent éduqués par le parti communiste vietnamien
dans les rues de Bruxelles
que faut-il faire de cet aveu qui s'est retourné contre nous
que faut-il faire de cet avenir mort né
comprenez que notre adolescence s'est ouverte au moment de battre
le capitalisme
et l'injustice
et la misère
avec pour premier réveil septembre 1973 à Santiago du Chili
avec pour première mort le président Salvador Allende casqué dans les couloirs de la Moneda
et chaque petite mort est un matin où le ciel n'appelle pas au risque
chaque suicide
chaque regret
est cette femme qui pleure devant moi
parce que l'ambassade du Maroc lui refuse un passeport sans le bon papier de la commune
parce la commune lui refuse un papier sans le passeport
elle qui est sans papiers
sans rives sans repères
elle qui flotte dans l'air de son humanité de pluie
elle qui est un visage de ce monde d'anxiété et de craintes
de chemins remontés
je parle de ce que je sais
je raconte toujours la même histoire
celle que je connais
je chante à partir de ma douleur
mais je n'en fais pas un fromage
je me doute bien qu'au point où nous en sommes
d'autres histoires d'autres chemins convergent
et que nous sommes divers visages à contempler le désastre
au moins nous sommes plusieurs
au moins nous sommes millions
milliards de visages dansant dans l'ombre froide
dans l'ombre nue de ce monde de vallées noires
et croyez-moi le courage est notre grande affaire
je parle de ce que je sais
comme je sais
je bâille et j'avale le jour venu qui s'enroule autour de moi
autour de mon corps vitrifié par la fatigue
le ciel est bas et gris
nous sommes en hiver
mais un hiver sans lumière
la sensation de suivre un couloir d'internat crasseux et pâle
pour des enfants qui ont mal dormi sur leurs rêves
dont le coeur comme un crapaud maussade
bat à la surface d'une eau sale
parce qu'on peut pourrir l'enfant
on peut pourrir le bourgeon des choses
on peut faire de la merde avec les meilleurs coeurs
il suffit d'empêcher le lien fragile d'une respiration solidaire entre Indiens
entre châteaux d'humilité
entre êtres humains
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Bruxelles, le 13 janvier 2012