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si je vous disais où je suis né
vous ne me croiriez pas
pourtant
je suis né au milieu du lac Tanganyika
un soir d'hiver
comme on dit chez vous
dans mon plus vieux rêve
j'écoutais attentivement
Kimpa Vita
et
Patrice Lumumba
j'écoutais les proverbes qu'ils échangeaient
un d'entre eux me poursuivit jusqu'au réveil
ce proverbe disait ceci
les marques du fouet disparaissent,
la trace des injures, jamais
je voulais retrouver les liens qui m'avaient empêché
de me noyer
au milieu du lac Tanganyika
je voulais retrouver la mémoire des miens
morts sans nous avoir raconté
leur version de l'histoire
leur version des indépendances
avant
la colonisation
avant l'invasion barbare
du triple C
Commerce Civilisation Christianisme
triple couverture
pour l'extermination mentale et physique
du coeur de l'Afrique
vous savez
quand les vainqueurs se protègent entre eux
ils s'installent dans de hautes tours
pour s'éloigner un maximum des marques du fouet
et
de l'odeur des crimes contre l'humanité
malgré les silences sourds qui les entourent
je me souviens que des belges confisquaient nos ressources
avec la complicité des congolais
ou serait-ce le contraire ?
dans tous les cas
on a remis à mes héros la clé d'une maison vide
vide parce que leurs idées
ne plaisaient pas à l'occident
durant la guerre froide
vide parce que l'unité nationale
n'allait pas dans le sens des intérêts
impérialistes
je suis né au milieu du lac
avant que le Congo ne s'appelle Zaïre
mes soeurs, mes frères et moi
étions fiers d'affirmer notre authenticité
fiers de nos vraies couleurs de peau
fiers des cheveux qui poussaient sur nos têtes
sans aucun doute sur qui nous étions
sans aucun doute sur les marques du fouet
appelées à disparaître
pour ceux et celles qui ne pouvaient pas
ou ne voulaient pas s'élever matériellement
il y avait l'élévation spirituelle
il reste encore des cultes qui calment nos blessures
des cultes qui effacent la trace des injures
on y avale des aspirines
sous forme de prières
il faut bien cela pour faire passer nos douleurs
nos hantises des actes manqués
et les innombrables preuves de mépris
pour nos nations en manque de véritables leaders
dans le coeur du corps du saint esprit
en attendant le paradis
on s'endort un peu
à force de travailler pour rien, on s'endort
et je comprends bien qu'il faille dormir
il faut dormir
il faut bien dormir avant d'aller
dans l'église du réveil
apprendre à chanter
au nom de plusieurs seigneurs
apprendre à danser
au nom de tous les seigneurs
afin d'accueillir la dé-mo-cra-tie
ou... peut-être... pas tout de suite...
ça dépendra des sponsors...
parlons plutôt de l'exploitation des ressources
si précieuses
pour la croissance de tous
à l'exception
de la majorité des congolais
vous avez vu ce qu'on peut faire avec des complicités externes ?
on a finit par désosser un peuple
pour le voir tomber et ramper
il a fallu déshumaniser ma couleur
il a fallu banaliser le sort des noirs
où qu'ils soient
pour ne plus s'émouvoir
pour ne pas s'émouvoir
de nos millions de morts violentes
à répétition
l'homme reste un loup pour l'autre
l'homme reste un loup
et encore plus loup
si l'autre est une femme
pourtant
c'est grâce à elles qu'on se lance
à la poursuite d'un paradis
c'est grâce à elles
les déesses
qu'on sait qu'il faut une guerrière
pour élever un guerrier
elles
les déesses qui savent si bien décrire
l'enfer qu'elles vivent
quand l'homme ne vaut rien
elles qui savent si bien décrire l'enfer qu'elles vivent
quand l'homme
n'en est plus un
des déesses
dans l'enfer qu'on creuse
à chaque fois qu'une femme est violée
l'enfer qu'on creuse
à chaque fois qu'une fille
est violée
l'enfer qu'on creuse à chaque fois
qu'un bébé
est violé
mes déesses savent vous décrire cet enfer
mes déesses connaissent cet enfer
elles connaissent l'enfer
il ne faut pas leur en vouloir
si elles ne veulent pas y rester
qui voudrait y rester ?
l'enfer c'est pas les autres
l'enfer c'est ce que vivent les autres
quand on décide de leur tourner le dos
leur tourner le dos pour les laisser brûler
pour les laisser brûler elles et leurs bébés
cela ne devrait donc pas vous étonner
que j'ai préféré naitre
au milieu d'un lac
que j'ai nagé toutes les nuits
pour survivre
que j'ai nagé encore et encore
pour faire disparaître les marques du fouet
que j'ai nagé encore plus fort pour oublier
la trace des injures et des condescendances de tous bords
comment
à force de ne pas enseigner la version africaine de l'histoire
voulez-vous que les enfants ne perdent pas leurs repères ?
comment expliquer à chaque enfant
qu'il est impensable d'indemniser les victimes
multi générationnelles de l'esclavage ?
comment leur dire qu'il est impossible de le faire
sans détruire des piliers entiers
de la civilisation occidentale ?
c'est ça aussi la survie
maintenir des privilèges par tous les moyens
honnêtes et malhonnêtes
par tous les moyens garder la main
et pas qu'une seule
mais toutes ces mains coupées pour nous rappeler
que l'histoire de la rencontre des peuples
n'est jamais très belle
quand on la regarde de près
il y a au moins un monde...
que dis-je...
au moins deux mondes
qui séparent
les grandes théories humanistes
de leurs minuscules applications au quotidien
mais ne désespérons pas
cela n'a rien de facile
mais j'y crois
l'identité plurielle, j'y crois
l'universel singulier
j'y crois dur comme fer
car je le vois tous les jours
dans des yeux de toutes les couleurs
c'est pour voir cela que j'ai nagé
nagé
nagé jusqu'à la rive
posé un pied à terre au nom de ma mère
posé un pied à terre au nom de mon père